LES BOUQUETS DE TULIPES
Publié par Pietra Liuzzo Editions
http://www.pietraliuzzo.fr/
Extrait de ma nouvelle :
La foire aux bestiaux (Avril 1943)
L’homme,
l’enfant, et la mule, avancent solitaires et muets. L’aurore commence à poindre
et le rose du ciel se mêle à la brume en une aquarelle aérienne et fugitive.
Les lambeaux diaprés de l’humidité matinale se mêlent à la nuit qui s’effiloche
en catimini. Quelques ombres portées par de vagues nuées dessinent sur la
campagne qui s’éveille un relief étrange
et fantomatique. Les multiples bruits de la nuit s’estompent peu à peu. Cris
d’oiseaux nocturnes, feulements de bêtes effarouchées. Entre chien et loup,
lorsque l’aube est encore incertaine, et que la nuit hésite encore à laisser la
place, la campagne sicilienne semble abriter toutes sortes de sortilèges
mystérieux et secrets. D’autres sons à présent accompagnent nos voyageurs. Bruissements
de feuillages frôlés, craquements de brindilles mortes, sifflements
indéfinissables … Seul le bruit régulier, sec et mat des sabots sur le chemin
pierreux semble réel. La mule, chevauchée par une silhouette insolite, bossue,
avance lentement sur un de ces sentiers escarpés qui relient les hameaux de
montagne à la vallée. A califourchon sur sa croupe, blottie sous la cape de
l’homme en noir, la petite fille à moitié endormie s’agrippe pour ne pas
tomber.
La
mule connaît bien son chemin. L’homme en noir la dirige à peine, les jambes
ballantes et les rênes lâches. De temps à autre, la pierraille du chemin éclate
sous un sabot et déchire le silence matinal d’un son minéral et métallique à la
fois. Dans la fraîcheur printanière de ce mois d’avril 1943, les citronniers et
les orangers commencent à exhaler leurs fragrances d’agrumes en fleurs. Et sous
la rosée s’irisent les couleurs du feuillage. Bientôt le bruit de la rivière
les accompagne jusqu’à la mer. A partir de maintenant, leur chemin longe la
rivière.
Sous
son chapeau de feutre à larges bords gras et noirs, l’homme marmonne entre ses
dents. Accroché au bât de la mule, un fusil. Les temps ne sont pas sûrs. Il y a
tant de bandits sur les chemins. La misère est si grande, la faim si tenace.
Presque tous les hommes valides sont partis en Abyssinie. Don Vittorio, lui,
chargé de famille nombreuse, a bénéficié
d’une dérogation spéciale. Grâce à Don Ciccio, son « parrain ». Les blés ne sont plus moissonnés depuis le
début de la guerre. Tout manque. Le marché noir et la rapine sont les seuls
gagne-pain des miséreux, les grands frères de famille. Des adolescents sales et
souffreteux qui font régner la terreur, la nuit, sur tous les chemins de
Sicile. Pour donner de quoi manger à leurs sœurs et mères mortes de faim. Mais
Don Vittorio, ne les craint pas, ces marmots cagoulés et morveux. Tous
connaissent sa réputation et ses appuis. Don Vittorio est intouchable. Son fusil,
c’est juste une formalité.
La
petite fille somnolente, cachée sous la cape noire n’ose pas appuyer sa tête
contre le dos de l’homme. Il sent fort. Ses habits sont imprégnés d’une odeur
corporelle naturelle mais forte. Le corps endolori depuis des heures,
courageuse, Lucia se maintient droite, les mains agrippées sur la couverture
qui lui sert de selle. La cape qui la recouvre entièrement la protège du froid
de l’aurore. Seules la faim et la fatigue la maintiennent éveillée. Cela fait
maintenant cinq heures qu’ils chevauchent ainsi vers la ville, vers Catane.
Descendre de leur village haut perché n’est pas une mince affaire. Surtout en
pleine nuit, avec pour seul éclairage une lune froide et fantasque. La mule,
heureusement, connaît son affaire. Elle a tant de fois fait le voyage,
aller-retour.
- « Svegliati !
Réveille-toi ! «
La
voix rauque et autoritaire de l’homme fait sursauter Lucia, cinq ans, déjà apeurée par ce voyage au but non
défini. L’homme arrête la mule sous un arbre en retrait du chemin. Quelques
kilomètres en contrebas, les toits blancs de la ville, toute en terrasses,
accrochent la lumière étincelante du soleil levant. Il doit être 5 heures. L’air
est encore frais. Enfin, Lucia sort la tête de dessous la cape et découvre le
paysage qui l’entoure. Spectacle inédit pour la petite fille dont c’est le tout
premier voyage. Cette montagne au sommet blanc de neige ! Comme elle est
belle ! Les yeux encore gênés par la clarté du petit jour, la petite
découvre l’Etna. Sait-elle seulement ce qu’est un volcan ? Et cette étendue
toute bleue, au loin ? Toute bleue avec des moutons blancs dessus … La
mer ? Elle en a déjà entendu parlé.
Comme c’est grand et beau ! Brutalement, l’homme la soulève pour la
déposer à terre.
Sans
un mot, il sort un long couteau accroché à sa ceinture. Un de ces longs couteaux
de chasse, accessoire indispensable, indissociable de son propriétaire, faisant
corps avec lui, depuis le premier jour et jusqu’au bout de son périple. Certains
ne se font-ils pas enterrer avec lui ? Le bois sali de son manche finement sculpté
contraste avec la lame immaculée sortie de son fourreau de cuir. La lame brille
de netteté. L’homme en noir extirpe un
pain et un morceau de viande sèche de la sacoche attachée au bât de la mule.
- Mange !
Fait-il à la petite fille après avoir tranché les parts.
D’une
voix à peine audible, « Père, j’ai soif ! ». En marmonnant, il décroche du flanc de la
sacoche une gourde en cuir, gonflée d’eau. Il soulève la gourde à une vingtaine
de centimètres de son visage émacié, barbu, et appuie sur la gourde. Un filet d’eau fraîche gicle dans sa bouche.
Pas une goutte perdue.
- Fais comme
moi ! Lui dit-il en lui tendant la gourde.
La
petite fille la saisit hésitante. Elle appréhende la suite. La moindre goutte
gaspillée lui vaudra une gifle retentissante.
- Apprends !
Il est temps !
La
veille, les figures longues de ses sœurs, leurs mines abattues, et surtout la
tristesse de Marta, l’aînée, ne lui laissaient déjà rien présager de bon pour
ce voyage. Son tout premier. Elle s’attendait donc au pire, connaissant la
brutalité et le caractère irascible de son père. Marta n’avait pas su la
rassurer.
- Pourquoi maman
est morte ?
- Je te l’ai déjà
expliqué cent fois, Lucia !