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Le blog de Liza Lo Bartolo, auteur
19 mars 2008

LES BOUQUETS DE TULIPES

Publié par Pietra Liuzzo Editions

http://www.pietraliuzzo.fr/


Collectif_Pietra_Liuzzo_Les_bouquets_de_tulipes

Extrait de ma nouvelle :

 

La foire aux bestiaux (Avril 1943)

 

 

 

L’homme, l’enfant, et la mule, avancent solitaires et muets. L’aurore commence à poindre et le rose du ciel se mêle à la brume en une aquarelle aérienne et fugitive. Les lambeaux diaprés de l’humidité matinale se mêlent à la nuit qui s’effiloche en catimini. Quelques ombres portées par de vagues nuées dessinent sur la campagne qui s’éveille un relief étrange et fantomatique. Les multiples bruits de la nuit s’estompent peu à peu. Cris d’oiseaux nocturnes, feulements de bêtes effarouchées. Entre chien et loup, lorsque l’aube est encore incertaine, et que la nuit hésite encore à laisser la place, la campagne sicilienne semble abriter toutes sortes de sortilèges mystérieux et secrets. D’autres sons à présent accompagnent nos voyageurs. Bruissements de feuillages frôlés, craquements de brindilles mortes, sifflements indéfinissables … Seul le bruit régulier, sec et mat des sabots sur le chemin pierreux semble réel. La mule, chevauchée par une silhouette insolite, bossue, avance lentement sur un de ces sentiers escarpés qui relient les hameaux de montagne à la vallée. A califourchon sur sa croupe, blottie sous la cape de l’homme en noir, la petite fille à moitié endormie s’agrippe pour ne pas tomber.

La mule connaît bien son chemin. L’homme en noir la dirige à peine, les jambes ballantes et les rênes lâches. De temps à autre, la pierraille du chemin éclate sous un sabot et déchire le silence matinal d’un son minéral et métallique à la fois. Dans la fraîcheur printanière de ce mois d’avril 1943, les citronniers et les orangers commencent à exhaler leurs fragrances d’agrumes en fleurs. Et sous la rosée s’irisent les couleurs du feuillage. Bientôt le bruit de la rivière les accompagne jusqu’à la mer. A partir de maintenant, leur chemin longe la rivière.

 

Sous son chapeau de feutre à larges bords gras et noirs, l’homme marmonne entre ses dents. Accroché au bât de la mule, un fusil. Les temps ne sont pas sûrs. Il y a tant de bandits sur les chemins. La misère est si grande, la faim si tenace. Presque tous les hommes valides sont partis en Abyssinie. Don Vittorio, lui, chargé de famille nombreuse,  a bénéficié d’une dérogation spéciale. Grâce à Don Ciccio, son « parrain ».  Les blés ne sont plus moissonnés depuis le début de la guerre. Tout manque. Le marché noir et la rapine sont les seuls gagne-pain des miséreux, les grands frères de famille. Des adolescents sales et souffreteux qui font régner la terreur, la nuit, sur tous les chemins de Sicile. Pour donner de quoi manger à leurs sœurs et mères mortes de faim. Mais Don Vittorio, ne les craint pas, ces marmots cagoulés et morveux. Tous connaissent sa réputation et ses appuis. Don Vittorio est intouchable. Son fusil, c’est juste une formalité.

  

La petite fille somnolente, cachée sous la cape noire n’ose pas appuyer sa tête contre le dos de l’homme. Il sent fort. Ses habits sont imprégnés d’une odeur corporelle naturelle mais forte. Le corps endolori depuis des heures, courageuse, Lucia se maintient droite, les mains agrippées sur la couverture qui lui sert de selle. La cape qui la recouvre entièrement la protège du froid de l’aurore. Seules la faim et la fatigue la maintiennent éveillée. Cela fait maintenant cinq heures qu’ils chevauchent ainsi vers la ville, vers Catane. Descendre de leur village haut perché n’est pas une mince affaire. Surtout en pleine nuit, avec pour seul éclairage une lune froide et fantasque. La mule, heureusement, connaît son affaire. Elle a tant de fois fait le voyage, aller-retour.

 

- « Svegliati ! Réveille-toi ! «

 

La voix rauque et autoritaire de l’homme fait sursauter Lucia, cinq  ans, déjà apeurée par ce voyage au but non défini. L’homme arrête la mule sous un arbre en retrait du chemin. Quelques kilomètres en contrebas, les toits blancs de la ville, toute en terrasses, accrochent la lumière étincelante du soleil levant. Il doit être 5 heures. L’air est encore frais. Enfin, Lucia sort la tête de dessous la cape et découvre le paysage qui l’entoure. Spectacle inédit pour la petite fille dont c’est le tout premier voyage. Cette montagne au sommet blanc de neige ! Comme elle est belle ! Les yeux encore gênés par la clarté du petit jour, la petite découvre l’Etna. Sait-elle seulement ce qu’est un volcan ? Et cette étendue toute bleue, au loin ? Toute bleue avec des moutons blancs dessus … La mer ? Elle en a déjà  entendu parlé. Comme c’est grand et beau ! Brutalement, l’homme la soulève pour la déposer à terre.

 

Sans un mot, il sort un long couteau accroché à sa ceinture. Un de ces longs couteaux de chasse, accessoire indispensable, indissociable de son propriétaire, faisant corps avec lui, depuis le premier jour et jusqu’au bout de son périple. Certains ne se font-ils pas enterrer avec lui ?  Le bois sali de son manche finement sculpté contraste avec la lame immaculée sortie de son fourreau de cuir. La lame brille de netteté. L’homme en noir extirpe un pain et un morceau de viande sèche de la sacoche attachée au bât de la mule.

 

- Mange ! Fait-il à la petite fille après avoir tranché les parts.

 

D’une voix à peine audible, « Père, j’ai soif ! ». En marmonnant, il décroche du flanc de la sacoche une gourde en cuir, gonflée d’eau. Il soulève la gourde à une vingtaine de centimètres de son visage émacié, barbu, et appuie sur la gourde. Un filet d’eau fraîche gicle dans sa bouche. Pas une goutte perdue.

 

- Fais comme moi ! Lui dit-il en lui tendant la gourde.

 

La petite fille la saisit hésitante. Elle appréhende la suite. La moindre goutte gaspillée lui vaudra une gifle retentissante.

 

- Apprends ! Il est temps !

 

La veille, les figures longues de ses sœurs, leurs mines abattues, et surtout la tristesse de Marta, l’aînée, ne lui laissaient déjà rien présager de bon pour ce voyage. Son tout premier. Elle s’attendait donc au pire, connaissant la brutalité et le caractère irascible de son père. Marta n’avait pas su la rassurer.

 

- Pourquoi maman est morte ?

- Je te l’ai déjà expliqué cent fois, Lucia !

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